samedi 8 juillet 2006

Quolibets de Trottoirs

Un groupe de jeunes révoltés, une idée folle et le trottoir comme QG. Tels sont les éléments du magazine Al-Rassif, une publication hors normes éditée et publiée dans des circonstances particulières.


«cher lecteur, si par hasard, notre magazine tombe entre vos mains, vous êtes autorisé à le photocopier et le distribuer à tous vos amis. Al-Rassif (Le trottoir) appartient à tout le monde. Vous pouvez aussi mettre son contenu sur un site Internet. Nous apprécierons la coopération de tous les intellectuels arabes, même si leurs écrits dépassent toutes les lignes rouges. Les portes de notre magazine sont grandes ouvertes à toute personne qui lutte pour la liberté. Nous encourageons aussi tous ceux qui désirent publier d’autres magazines sous le même nom et dans les quatre coins du monde. Car, sur le trottoir de leurs pays, ils découvriront de vrais artistes, intellectuels et créateurs … ». L’éditorial du numéro 10 d’Al-Rassif annonce la couleur. Non aux stéréotypes et les lois qui gèrent le journalisme, que ce soit du point de vue forme ou contenu, tel est le mot d’ordre de la publication. Celle-ci est tout à fait artisanale en quelque sorte. Al-Rassif est un magazine d’une trentaine de pages écrites à la main ou sur ordinateur et ensuite photocopiées. La une est faite des titres des plus importants articles publiés dedans.

A l’intérieur, nous pouvons remarquer quelques photos prises à l’aide d’un appareil photo rudimentaire ou quelques illustrations esquissées à la main, le tout en noir et blanc. Sans oublier que ces illustrations sont faites parfois par de grands artistes. Aucune loi ne gère cette publication. Le nombre de pages peut atteindre les cinquante et peut être réduit à un ou deux feuillets. Certains articles sont rédigés à la main, d’autres sont tapés à la machine à écrire. Tout dépend du budget.

Mais, une chose est certaine : peu importe la mise en page, le contenu sera acerbe. C’est là en fait le but de sa création, déballer ce qu’on a sur le cœur sans être censuré et donner libre cours à son imagination. Dans les articles, tout est permis. De l’insinuation aux insultes et ce, en citant les noms des personnes mises en cause sans se soucier de leur position. Nul n’est épargné, même le lecteur peut se trouver l’objet d’une injure. Il est qualifié dans un article d’« apathique » pour sa passivité.

On s’étonne, en parcourant les pages, comment l’équipe a eu le courage de parler avec un ton aussi osé, voire insolent. Mais, comme ils le disent tous : « On est déjà sur le trottoir, qu’est-ce qui peut nous arriver de plus ? ».

Tout a commencé ici. Sur ce trottoir du café Zahret Al-Bostane, le café des écrivains et artistes, comme l’affiche son enseigne. Dans cet établissement du centre-ville, l’ambiance est impressionnante. Un amalgame de personnes qui, à première vue, semblent ne rien avoir en commun. Les uns suivent les matchs de la Coupe du monde, les autres discutent ou jouent aux dominos, d’autres assis en solitaire suivent du regard les passants comme des indics. En s’arrêtant, on arrive à reconnaître quelques visages familiers d’écrivains, peintres et journalistes. Les chaises sont éparpillées sur les deux trottoirs opposés. Quelques-unes se dressent dans la rue à cause de la cohue.

Réunion à ciel ouvert
Du côté droit, on peut remarquer un groupe de jeunes en train de discuter à haute voix. C’est en fait la réunion de rédaction du magazine Al-Rassif. Une réunion qui n’a pas d’horaire fixe. « On s’appelle sur le portable, on se fixe rendez-vous ici, et on commence à travailler », dit Sameh Qassem, directeur de la publication.

Le magazine est fait de A à Z sur ce trottoir du centre-ville. Sur deux tables du café, ils étalent leurs outils. A savoir, quelques feuilles de papier blanc, des stylos, des règles, des attache-papiers et une petite caméra pour prendre quelques photos. Tout se fait ici. Le choix des articles, la rédaction, la mise en page. Et si jamais on décide de taper quelques pages sur ordinateur, on le fait dans le bureau adjacent au café. De plus, les portraits publiés dans le magazine ne sont que des visages de la rue. Des personnes de passage telles que la vendeuse de mouchoirs, le mendiant du coin, le serveur du café ou le gardien de voitures. Ces personnes marginalisées sont les invités d’Al-Rassif et elles peuvent aussi jouer un rôle plus important. Samah, la vendeuse de mouchoirs qui sillonne les rues du centre-ville, est actuellement la responsable de la distribution d’Al-Rassif. Elle le vend à 2,5 L.E. contre cinquante piastres qu’elle empoche par exemplaire.

« Nous distribuons 500 photocopies et nous demandons aux lecteurs de nous aider dans la distribution, en le faisant circuler de main en main car nos moyens modestes ne nous permettent pas de publier un grand nombre d’exemplaires », dit Saadani Al-Salamouni, rédacteur en chef du magazine. Saadani est le moteur d’Al-Rassif, l’homme-clé, le cerveau mais aussi le polyvalent.

Une figure à part

Al-Rassif est, pour Saadani, toute sa vie. Cela fait plus de 15 ans qu’il s’est installé ici depuis qu’il a quitté son village natal à Ménoufiya, dans le Delta. Il a travaillé comme menuisier et fut analphabète jusqu’à l’âge de 27 ans.

« C’est lorsque j’ai appris à lire et à écrire que j’ai commencé à composer des poèmes », dit-il. C’est à partir de ce moment-là que Saadani a découvert ses talents de poète. Sa poésie a dépassé les frontières de son pays et est traduite dans plusieurs langues. En Allemagne, on le considère comme l’un des plus grands poètes du monde arabe de ce siècle et ses poèmes sont étudiés dans des universités européennes de renommée, affirme-t-il en montrant un ouvrage en allemand où il figure. Un cas particulier et un style de vie exceptionnel. Un nomade, qui passe tout son temps sur le trottoir. « Ce trottoir est le seul endroit qui m’a accueilli lorsque je suis venu pour découvrir la capitale. Nous appartenons l’un à l’autre », dit Saadani. Depuis ce jour, Saadani n’a pas cessé de faire des découvertes sur ce trottoir, le centre-ville, les personnes qui fréquentent le lieu, et les intellectuels … Mais, il y a une réalité qui l’a choqué le plus. « Je pensais qu’en venant au Caire, j’allais découvrir le paradis. Avec le temps, j’ai constaté à quel point il s’agit d’une société fermée sur elle-même, intolérante, austère et qui rejette les nouveaux venus », explique-t-il.

Les portes de toutes les institutions lui sont restées fermées. « Je n’ai trouvé refuge que dans les mosquées, les jardins publics, les cafés et les bars. J’ai essayé de travailler dans l’un des journaux présents sur scène, mais sans y parvenir. Il faut d’autres calculs dont le plus important est celui du piston. J’ai donc compris que seul le trottoir était capable de m’accueillir et d’être la tribune de mes idées ».

C’est ainsi que l’idée de son magazine est née. Le premier numéro composé de deux feuillets est sorti lors de la dernière Foire du livre. Saadani a profité de ce grand événement pour distribuer sa publication aux invités de la foire. Ce qui a surpris beaucoup de monde.

Sur le trottoir, il a croisé des gens de tout bord. Du criminel au philosophe, de la prostituée au chômeur. Il a aussi rencontré des jeunes de toutes les tendances qui croient en ses idées rebelles et même des écrivains, des journalistes et des peintres. Et au fil des ans, sa popularité n’a cessé de croître et ses admirateurs aussi. Des poètes, des représentants de maisons d’éditions étrangères viennent le voir ici pour lui demander de publier ses écrits. Telle une star, il a transformé son trottoir en un siège permanent pour son magazine. « J’ai reçu ici des ministres arabes, des bâtonniers, qui ont lu mon magazine et l’ont apprécié », se vante Saadani.

Faire des vocations

Ahlam Fikri est une jeune peintre. Elle vient de clore son exposition à l’Atelier du Caire. C’est elle qui va exécuter les illustrations du numéro prochain. Cliente du café, elle y a fait la connaissance de Saadani. « J’ai voulu exprimer dans ce magazine l’injustice dont fait l’objet la nouvelle génération de peintres qui n’arrivent pas à faire découvrir leurs talents au grand public. Legrandes salles d’expositions sont monopolisées par de grands noms. Telle est la loi qui gère le milieu culturel », s’indigne Ahlam.

Un cri contre l’injustice. Telle est la philosophie d’Al-Rassif, même si les idées peuvent paraître un peu exagérées. « Sur le trottoir, il y a des trésors, des talents certains dont personne ne connaît l’existence. L’objectif de notre magazine, c’est de les faire dévoiler », dit Saadani.

Sameh Qassem est un jeune journaliste dans le magazine Rose Al-Youssef et le journal Al-Osboue. Ce diplômé de la faculté de sciences politiques a trouvé dans le magazine Al-Rassif la liberté d’expression dont il a toujours rêvé. Mais, depuis qu’il a rejoint l’équipe d’Al-Rassif, sa vie a été chamboulée. « On m’a menacé de licenciement et l’on m’a fait savoir que si je continuais à écrire dans ce magazine, je ne pourrais pas être membre du Syndicat des journalistes », dit Sameh. Des menaces qui inquiètent ce père de famille, qui a besoin de sauvegarder son métier pour subsister. Uuuuuune peur qui plane de temps à autre parmi l’équipe mais qui ne réduit en rien la volonté de Saadani. « Même si je devais l’éditer tout seul, je ne m’arrêterais jamais ».

Mais, la seule menace qui risque de l’empêcher de continuer, c’est le manque de ressources. Il avait en fait vendu l’appartement qu’il possédait à Ménoufiya à 10 000 L.E. Une somme qu’il a dépensée entièrement pour la publication des 10 numéros d’Al-Rassif. Aujourd’hui, l’argent dépensé, son plus grand défi c’est de trouver quelqu’un pour sponsoriser son magazine. Un rêve presque impossible. Car il s’agit d’un magazine qui dérange. Dans son dernier numéro par exemple, Saadani avait mené une campagne contre le célèbre poète Ahmad Fouad Negm l’accusant de gagner sa vie grâce aux aides des hommes d’affaires. Et dans chaque numéro, une bataille différente. Une fois contre le pouvoir et ses symboles, une autre fois contre les Etats-Unis.

Le trottoir d’en face

Mais, ces attaques semblent avoir porté un écho. Mars 2006, Al-Rassif Al-Moqabel (le trottoir d’en face) est né. Un magazine publié par Abdou Al-Baramaoui, une personne qui, poussée par la colère, décide de répondre aux provocations de Saadani. « Il a porté atteinte à de grands symboles de la vie culturelle tels que Ahmad Fouad Negm. Nous ne pouvions rester les bras croisés », dit Mohamad Haridi, responsable de l’imprimerie d’Al-Rassif Al-Moqabel dont deux numéros seulement ont vu le jour, intellectuel et écrivain d’apparence plus sérieuse que Salamouni. « Il n’y aura pas d’autres. Nous avons voulu tout simplement nous venger ». Pour éditer leurs deux numéros, l’équipe d’Al-Rassif Al-Moqabel s’est installée sur le trottoir d’en face de celui de Saadani cernant le café Al-Boustane.

« Nous avons baptisé ce trottoir al-manassa, une estrade, nous avons aussi rédigé nos articles à la main et avons photocopié le magazine. Pour nous, tout ce qui comptait, c’est qu’il tombe entre les mains de Saadani et ses collaborateurs », dit Haridi. Lui, d’ailleurs ouvrier d’imprimerie, prépare son propre journal artisanal. Son but est de changer « les stéréotypes souvent basés sur les apparences trompeuses ».

Cette presse aux critères particuliers, au nombre de lecteurs restreint, aux lois de gestion et de publication originales, ne semble pas un phénomène nouveau. On l’appelle la presse parallèle, la presse du peuple. L’histoire dit que des dizaines de publications de ce genre ont vu le jour en Egypte. Dans les années 1970 et 80, des magazines de ce genre, écrits à la main, ont été conçus sur les trottoirs, les terrasses des immeubles et même dans certains bars. La plupart d’entre eux appartenaient à des personnes de tendance de gauche tels que Harakat (mouvements), 12 février, en mémoire du massacre de Bahr Al-Baqar, Afaq (horizons), Khatwa (étape), Aswat 79 (les voix de 79). Edités par des écrivains, cinéastes, activistes ou simples citoyens, ces magazines exprimaient en toute liberté les opinions et les idées de leurs auteurs. La plupart d’eux n’ont pas dépassé un ou deux numéros. C’est ce qui fait d’Al-Rassif un cas. Et même s’il n’y aura pas de prochain numéro, son nom est marqué dans la mémoire de la presse de la rue, la presse des marginalisés.

Amira Doss

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