jeudi 23 février 2006

L'extraordinaire pouvoir des mots

J’ai, dernièrement, revu, avec beaucoup de plaisir, un film qui a marqué à jamais ma mémoire cinématographique. A ma grande surprise, l’émotion de la première fois était intacte. Sur fond de paysages magnifiques et des histoires d’amour et d’amitié simples et touchantes, le réalisateur signe par ce film, une apaisante ode à la vie et un plaidoyer virtuose pour l’extraordinaire pouvoir des mots.

Un village perdu de pêcheurs, à Salina, l'une des îles Lipari, des façades aux couleurs délavées sous un soleil aveuglant, et puis des intérieurs obscurs et pauvres. Il ne s'agit pas d'un vieux film néo-réaliste, mais d'une fable en images, le Facteur, de Michael Radford, librement adapté du beau récit, Une ardente patience, de l'écrivain chilien, Antonio Skarmeta.

Mario Ruoppolo n’aime pas faire le pêcheur ! Ça lui donne des rhumes ! Mais que faire d’autre quand on est fils de pêcheur sur une petite île du sud de l’Italie pendant les années 50 ? Mario cherche donc une nouvelle occupation et la trouve chez la poste qui cherche « un facteur auxiliaire avec bicyclette ». Muni de sa monture Mario s’y rend sans attendre et est aussitôt embauché. À sa grande surprise son seul client n’est rien d’autre que le grand poète chilien, Pablo Neruda, exilé sur l’île pour échapper au régime militaire de son pays.

Au fil des visites quotidiennes, une sorte de communauté d'intérêt s'instaure naturellement entre les deux hommes, l’un, simple et maladroit sachant tout juste lire et écrire, l’autre, futur prix Nobel et poète préféré des femmes. La sacralité que Mario confère aux mots les plus simples était un élément favorable à une rencontre entre eux. Peu à peu, Mario, sensible, timide et maladroit, questionne Neruda sur cette poésie qui soulève les peuples et rend folles d’amour toutes les femmes et par-dessus tout, l’intrigue tant, et finit par lui demander : "Come si diventa poeta?" (Comment devient-on poète ?).

Ce n’est donc pas par hasard que le terme « métaphore » a scellé une amitié entre eux. Il est énoncé un beau jour par le poète: les yeux du facteur s'écarquillent de stupéfaction devant ce mot « compliqué » destiné à évoquer une réalité familière. Son admiration pour le maître grandit aussi vite que sa soif d’être poète. Il suit à la lettre les conseils de don Pablo, mais il se rend compte de n’être qu’un piètre rimailleur et que même si il savait maintenant le sens du terme « métaphore », il ne savait pas pour autant en faire. Ce à quoi Neruda répond : « mieux vaut mal dire quelque chose dont on est convaincu, que d’être poète et savoir bien dire ce que les autres veulent vous faire dire ». Distant au départ, Neruda se prend peu à peu au jeu de l’amitié en récitant à Mario sur une plage au pied d’une falaise dans un moment de communion, une Ode à la mer :

Ici dans l'île
la mer
et quelle étendue!

sort hors de soi
à chaque instant,
en disant oui, en disant non,
non et non et non,
en disant oui, en bleu,
en écume, en galop,
en disant non, et non.
Elle ne peut rester tranquille,
je me nomme la mer, répète-t-elle
en frappant une pierre
sans arriver à la convaincre,
alors
avec sept langues vertes
de sept chiens verts,
de sept tigres verts,
de sept mers vertes,
elle la parcourt, l'embrasse,
l'humidifie
et elle se frappe la poitrine
en répétant son nom…


Mario s’est senti « comme un bateau..., touché par les mots », sans se rendre compte qu’il venait de faire une métaphore. Quand Don Pablo, le lui a dit, ses yeux ont brillé de satisfaction et de reconnaissance. Il été fier de lui mais au même temps gêné pour tant d’insolence.

Toutefois, si les pouvoirs de la métaphore sont infinis, cet art magique ne s'apprend pas en un jour et Mario, pris par l'urgence de séduire la jolie Béatrice Russo aux yeux de braises et serveuse de la gargote du village, est contraint d'emprunter les images de Neruda, et à ce dernier, un peu froissé de ce plagiat, Mario, qui décidément assimile tout de son maître - même son idéal politique - réplique imperturbable que « la poésie appartient à celui qui s'en sert et non à celui qui l'écrit » !

Les métaphores « empruntées » par notre apprenti-poète, déclenchent un ouragan sur le village endormi, ils font d'une Béatrice tigresse, une proie consentante. Sa mère a manqué de s’évanouir quand elle lui a annonçait que Mario lui avait dit que son « sourire se déploie comme un papillon » et le curé du village n’on croyait pas ces yeux à la lecture du manuscrit découvert entre les seins magnifiques de Béatrice qui parlait de son « corps nu » et de ses seins « semblables à des flammes ». La matrone et patronne du bar du village, part en croisade familiale pour sauver son honneur menacé, et finalement apportent à Mario le mariage espéré.

Après le départ de l'écrivain Mario a appliqué scrupuleusement les conseils de son mentor d’« observer ce qu’il a autour de lui » et en a fait une règle de vie. Il a observé et enregistré pour Neruda et ses amis de la Pampa: la vaguelette sur la plage de son île, la grosse vague sur les rochers, le vent dans les buissons, la tempête dans la colline, etc.jusqu'aux battements du coeur de son fils dans le ventre de Béatrice...et puis aussi une grande manifestation communiste à Naples, où il devait lire ses poésies, et puis la charge des CRS et puis plus rien du tout: il fut piétiné et tué.

Philippe Noiret, dont la ressemblance avec le poète sert à merveille le rôle, campe un Neruda convaincant, sobre et discret. Maria Grazia Cucinotta est une Beatrice mystérieuse, provocante et fragile. Mais c’est l’interprétation bouleversante de Massimo Troisi qui donne au film sa poésie dans une beauté simple et authentique. Son visage ascétique exprime à merveille la naïveté et l’humilité, l’admiration et le respect face au grand poète. Cela est d’autant plus émouvant en sachant que ce fut le dernier rôle de l’acteur, décédé quelques heures après la fin du tournage.

La fin tragique de ce chef d’œuvre du cinéma franco-italien, n’enlève rien aux sentiments de légèreté et de béatitude dégagés par ce voyage féerique dans le monde des mots. Car au-delà de cette belle amitié qui lie le poète au facteur et plus présent encore que l’histoire d’amour simple et silencieuse entre Mario et Béatrice, se sont les mots, les mots qui ne meurent pas, les mots qui transcendent l’homme et font jaillir la conscience, qui sont les personnages principaux du film. Alors, regardez autrement, pour voir autre chose: déplacez ce que vous pouvez et comme vous pouvez, l'art de la métaphore est une nécessité vitale.

A voir et à revoir.

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